Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Jean-Marc Lévy-Leblond : la mémoire de l'eau, un bouillon sans culture !

14 Octobre 2014, 21:55pm

Publié par Fabien Besnard

Je poste ci-dessous, avec l'aimable autorisation de l'auteur, un texte mordant de Jean-Marc Lévy-Leblond à propos de la "mémoire de l'eau", publié en 2003 dans son ouvrage "Impasciences". Bonne lecture. FB.

Un bouillon sans culture

Il y a de cela quelques années, la presse faisait grand tapage autour de la “mémoire de l’eau”, vite devenue l’“affaire Benveniste” du nom de son principal et flamboyant protagoniste. Ce réputé chercheur en immunologie avait cru pouvoir annoncer une découverte révolutionnaire qui aurait révolutionné la physique fondamentale. Il avait en tout cas réussi à déclencher quelque pagaille dans l’institution scientifique et une belle campagne de presse. Il serait dommage de laisser cet épisode sombrer dans l’oubli sans en tirer quelques conclusions que de plus récentes affaires (celles de la “fusion froide”, par exemple) n’ont fait que conforter.

 

Comment donc un groupe de chercheurs professionnels, appartenant à divers laboratoires et organismes scientifiques bon teint, peut-il en arriver à croire en la validité de résultats radicalement étrangers à l’ensemble des idées scientifiques contemporaines sur la base d’expériences méthodologiques aussi fragiles ? Entendons-nous bien : il arrive à tous les chercheurs de concevoir des théories révolutionnaires ou de réaliser des expériences extraordinaires — et plus souvent qu’il n’y parait (qu’il n’en parait...). Mais ces découvertes ne survivent guère en général aux vérifications et contrôles, souvent longs et ardus, qu’il est convenu de s’imposer en de telles occurrences. Ce n’est donc pas le caractère spécieux de leurs résultats qui singularise le travail de Benveniste et de ses collaborateurs, mais la déconcertante naïveté de leur confiance en la validité de ces résultats.

 

Comment imaginer, en effet, qu’un liquide physiquement aussi compliqué que l’eau, dont les propriétés les plus élémentaires sont encore si mal comprises (par exemple l’étrange variation de sa densité avec la température : que la glace flotte reste une énigme !) puisse révéler par l’entremise d’une expérience immunologique pour le moins indirecte une propriété physique fondamentale ? La plus banale réflexion épistémologique sur la nature des énoncés scientifiques et le statut de la preuve expérimentale — sans même parler des précautions méthodologique élémentaires ignorées — aurait dû retenir la plume des auteurs. Mais combien de chercheurs ont-ils lu Mach et Duhem, sans même parler de Popper et Lakatos ?

 

En tout cas, que l’eau ait ou non une mémoire, la science n’en a guère. Un minimum de connaissances historiques aurait servi de signal de danger en rappelant de douloureux précédents — en s’en tenant simplement aux problèmes de l’eau. Mais si le spectre de l’“eau polymérisée” a été évoqué ici ou là, qui connaît véritablement la riche et instructive histoire de cet épisode soviéto-américain, vieux d’à peine quarante ans1 ? Et plus rares encore sont ceux qui se souviennent de cas pourtant bien similaires à celui de Benveniste, comme les recherches menées jusqu’en 1972 par le physico-chimiste italien Giorgio Piccardi, directeur d’un “Centre des phénomènes fluctuants” à l’université de Florence2. Un soupçon de culture philosophique et littéraire enfin — mais les scientifiques aujourd’hui connaissent-ils seulement le nom de Bachelard ? —, aurait conduit l’équipe Benveniste à s’interroger sur la signification symbolique de la “mémoire” attribuée à un liquide aussi chargé de mythes. Imagine-t-on un seul instant d’ailleurs que ces travaux auraient eu le même impact médiatique s’ils avaient été intitulés « Effets de rémanence structurelle dans l’hydrure d’oxygène » ?

 

Les initiateurs de l’affaire n’ont évidemment pas l’exclusivité de ces manques. La plupart de leurs critiques dans la collectivité les partagent, comme l’a montré le caractère trop souvent à la fois épidermiques et ésotérique de leurs réactions, qui, à quelques exceptions près, ont eu bien du mal à toucher et convaincre les profanes, faute, précisément, de prendre en compte toute l’épaisseur culturelle d’un épisode à la fois moins important et plus profond qu’il n’y paraît. On peut voir dans cet épisode une manifestation extrême et pathologique de ce qu’il faut bien oser appeler la déqualification professionnelle des chercheurs. La spécialisation outrancière et l’inflation productiviste de la science contemporaine deviennent aujourd’hui contre-productives. La qualité moyenne de la recherche baisse en même temps que croît sa quantité. le nombre de publications ne garantit plus en rien la valeur d’un travail de recherche : publish and perish, telle est la menace. Le plus grave n’est d’ailleurs pas l’apparition visible des cas, encore rare, où la validité même des travaux scientifiques est sapée, mais l’accroissement insidieux de ceux dont la pertinence est pour le moins douteuse.

 

Redonner à la science la connaissance de son passé est désormais la condition d’un développement plus sain. Il semble malheureusement que les milieux scientifiques n’aient guère plus de mémoire que les milieux aqueux.

1 Felix Franks, Polywater (MIT Press, Cambridge 1982) ; voir aussi Marcel-Pierre Gingold, « L’eau dite anormale », Bull soc. Chim. France 5, 1629 (1973).

 

2 George B. Kauffman et Mihaly T.Beck, “Self Deception in Science: the Curious Case of Giorgio Piccardi”, Speculations in Science and Technology 10, 113 (1988). Citons la conclusion de ce remarquable travail : « L’aspect le plus énigmatique des publications sur les tests de Piccardi est que nombre de chercheurs aient expérimenté pendant des décennies en utilisant cette méthode absurde. Il semble que ces chercheurs (...) aient considéré un test chimique, parce que proposé par un professeur de chimie physique d’une prestigieuse université, comme fondé et n’aient pas résisté à la tentation d’utiliser une méthode aussi rudimentaire. Ce cas met en évidence le danger des recherches interdisciplinaires : s’il n’y a pas un minimum de recouvrement entre la compétence et l’expertise des individus coopérant, ils manque de tout sens critique réciproque ».