Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Après la finitude, de Quentin Meillassoux

28 Juillet 2007, 14:55pm

Publié par Fabien Besnard

Je vous soumets ci-dessous, chers lecteurs, un bref résumé de cet ouvrage dont je viens de terminer la lecture (sur la plage, ça donne un genre…) et quelques réflexions qu’il m’a inspirées. Je dois vous avertir que ce compte-rendu est potentiellement entaché d’erreurs de compréhension, d’autant plus que certains passages m’ont semblé nébuleux.

QM explique que depuis Kant, la philosophie est devenue « corrélationiste ». Le corrélationisme soutient que l’on ne peut pas connaître la chose en soi, mais seulement le rapport de la pensée à la chose. Selon la définition qu’en donne QM,  le corrélationisme « consiste à disqualifier toute prétention à considérer les sphères de la subjectivité et de l’objectivité indépendamment l’une de l’autre. » Ainsi « l’intersubjectivité, le consensus d’une communauté, était destinée à se substituer à l’adéquation des représentations d’un sujet solitaire à la chose même, à titre de critère authentique de l’objectivité, et plus spécialement de l’objectivité scientifique. » La pensée ne peut plus alors penser quoi que ce soit d’indépendant d’elle, et QM pose la question suivante : comment la science peut-elle « produire des énoncés » sur ce qui existait bien avant l’apparition de toute pensée ? QM, qui s’exprime souvent avec emphase, nomme « archifossile » tout ce qui indique l’existence d’une réalité antérieure à l’apparition de la pensée. C’est une bonne question, mais on est en droit de se demander en quoi le rapport au temps joue un rôle particulier. Cela ne fait qu’embrouiller l’argument. On peut aussi bien se demander si la Lune existe (ou la galaxie d’Andromède) lorsque personne ne la regarde, et c’est simplement la question du réalisme. J’ai cru comprendre que QM décèle une distinction entre les deux problèmes, mais je n’ai pas clairement saisi laquelle. Quant à moi je prétends qu’il n’existe pas de perception directe des objets : on ne voit jamais la Lune mais des photons réfléchis par elle. De même on ne perçoit pas directement les atomes, mais leur existence ne fait aucun doute. La « perception » qu’on a des dinosaures est encore plus indirecte, mais il n’y a pas de différence qualitative : on recueille quelque chose (une roche, une collection de photons) qui a été affecté par l’objet observé en un lieu et en un temps où aucune conscience n’était présente.

D’après QM c’est la mathématisation des énoncés scientifiques qui leur permet de traiter des objets « ancestraux » (c’est-à-dire antérieurs à l’apparition de la pensée dans sa terminologie). Ce point très intéressant mériterait d’être davantage developpé, et surtout justifié. Du reste, on pourrait se dire que la vraie question est : comment la science est-elle en mesure d’atteindre une réalité extérieure à l’homme par le biais des mathématiques ? Mais ce serait peut-être dire les choses trop brutalement, et cela paraîtrait trop naïf aux yeux des philosophes contemporains. En effet, dans un passage incisif, Meillassoux décrit la façon dont les « philosophes modernes » interprètent les énoncés ancestraux de la science : en y a ajoutant « un simple codicille […]. A savoir : l’événement x s’est produit tant d’années avant l’émergence de l’homme – pour l’hommel’homme de science). » Ceci permet à ces philosophes de se croire détenteurs d’un sens des énoncés scientifiques  plus profond que leur sens littéral, volontiers qualifié de « naïf ». Meillassoux critique de façon pertinente cette doctrine que je qualifierais de doctrine de la double-vérité, et admet qu’un énoncé scientifique « ancestral » n’a qu’un seul sens, son sens réaliste, ou n’en a pas. Il compare même les contorsions intellectuelles des corrélationistes modernes et celles des créationistes qui prétendent que la Terre a été formée telle qu’elle il y a 6000 ans avec des vrai-faux fossiles de dinosaures dedans… Mais il va plus loin et soutient que le corrélationisme fort (que je n’ai pas la place de distinguer ici de sa version faible), via la notion de « facticité » (à vrai dire peu claire pour moi), en s’attaquant à toutes les formes de discours rationnel sur l’absolu, a finalement renforcé la position fidéiste. En effet, le corrélationisme détruit toute prétention à justifier aussi bien qu’à critiquer tel ou tel discours religieux. Ainsi pour le philosophe « moderne », il serait vain d’attaquer les contradictions internes à une croyance, car celle-ci possède un sens « incommensurable au sens rationnel ». « Le corrélationisme ne fonde pas positivement une croyance, mais sape effectivement toute prétention de la raison à délégitimer une croyance au nom de l’impensabilité de son contenu. » On peut rapprocher ce constat des conclusions de Sokal dans « Pseudosciences et postmodernisme ». (Le postmodernisme est ce type de corrélationisme qui non seulement désabsolutise mais aussi désuniversalise la pensée.) Une phrase me semble particulièrement juste : « la condamnation du fanatisme se fait [désormais] au seul nom de ses effets pratiques (éthico-politiques), jamais au nom de l’éventuelle fausseté de ses contenus. »

La solution de QM ne consiste pas à réfuter frontalement le corrélationisme, ce qu’il tient visiblement pour impossible, mais à en absolutiser le principe. En une phrase,  il y a un et un seul absolu : que tout ce qui est soit contingent. Je dois dire que ce qu’il faut entendre par là ne m’apparaît pas très clairement. Dans sa préface, Alain Badiou exprime cette position par ces mots : « une seule chose est absolument nécessaire : que les lois de la nature soit contingentes », ce qui est un énoncé plus précis mais qui présuppose l’existence de telles lois. QM quant à lui, énonce que « rien n’a de raison de demeurer tel qu’il est », ce qui implique une temporalité et restreint le champ d’application de son principe aux objets de l’univers. Il se heurte alors à ce qu’il nomme le problème de Hume, à savoir : comment inférer l’existence de lois, ou encore : comment être sûr que le Soleil se lèvera encore demain ? QM ne nie pas l’existence de telles lois, mais nie qu’on puisse démontrer que l’existence de ces lois est nécessaire. Il réfute par exemple l’argumentation de Kant (s’il n’existait pas de lois l’univers serait si chaotique qu’aucune conscience ne pourrait émerger) en montrant que celle-ci n’entraîne pas la nécessité des lois mais la simple constatation de celles-ci. Autrement dit, d’une constatation banale (qui équivaut au principe anthropique faible), on ne peut inférer aucune nécessité (ce qui serait le principe anthropique fort).

L’autre problème est celui de la stabilité des lois : si vraiment « rien n’a de raison de demeurer tel qu’il est », les lois ne devraient-elles pas se modifier ou cesser d’exister contrairement à l’observation ? Ici la réplique de QM est simplement de constater qu’aucun calcul de la fréquence des ces modifications n’est possible, car ces modifications ne sont pas circonscrites à un ensemble précis qu’on pourrait probabiliser. L’argument, exposé de façon assez pesante est pourtant très simple dans son principe, et je l’ai moi-même utilisé ici pour réfuter l’argument de la simulation de Nick Bostrom. Je dois admettre que toute cette partie me semble assez confuse. N’est-il pas dans la nature d’une loi physique d’être stable ? Si on observait que les corps à la surface de la Terre cessent d’être attirés vers son centre tous les jeudi entre 14 et 16h, heure de Tombouctou, cela serait encore une « loi stable » (la loi elle-même ne se situe pas dans l’espace-temps, elle ne peut donc pas évoluer). Du reste, le temps lui-même fait partie de la Nature et il est soumis à des lois. Il n’est donc pas une entité externe au monde qui permettrait de donner un sens aux termes « modification » ou « évolution » des lois de ce monde. Le problème ne me paraît donc pas très bien posé. On peut imaginer que QM a plutôt en tête un problème similaire à celui des singes dactylographes : nous pourrions vivre dans un monde qui aurait l’apparence d’être soumis à des lois, par le seul fait du hasard, jusqu’au jour où tout sombrerait dans le chaos. La réfutation probabiliste serait alors valable, mais il me semble qu’en approfondissant la question on s’apercevrait que beaucoup de ces choses qu’on imagine facilement n’ont en réalité aucune possibilité d’exister car elles sont auto-contradictoires. Bien sûr il faudrait préciser la notion « possibilité d’exister », et si j’ai bien compris la pensée de QM, nous pourrions tomber d’accord pour dire que seul ce qui est mathématisable a la possibilité d’exister. Or, bien qu’il soit très facile d’imaginer un monde qui serait en tout point semblable au notre jusqu’au 25 juillet 2007 et se transformerait intégralement en Banania le 26, je mets au défi quiconque de mathématiser un tel monde !

Pour conclure, je dirais que je crois comprendre la démarche de QM et que je la trouve bien inspirée. Il veut prévenir le mysticisme qui nous guette si nous cherchons une raison ultime à l’existence, sans réduire le champ d’application de la raison comme le font les corrélationistes, ce qui serait donner trop d’espace au fidéisme. Pour cela il prétend qu’il y a une réponse à la question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » et que cette réponse est « il n’y a pas de raison ». Si j’adhère à la démarche d’ensemble, et si je trouve rassurant qu’un philosophe français contemporain renoue avec le rationalisme et s’emploie à tisser de nouveaux liens avec la science, je demeure sceptique sur la valeur démonstrative de cet ouvrage. En bon mathématicien je ne vois pas comment on peut espérer prouver quoi que ce soit sans énoncer clairement des postulats, ce qui n’est pas toujours le cas ici. Mais les critères du mathématicien ne sont pas forcément ceux du philosophe ! Par ailleurs, il me semble qu’un argumentaire plus resserré et utilisant un minimum de formalisation serait très utile, au moins au profane que je suis (peut-être un tel condensé existe-t-il quelque part ?). Il me semble également qu’en gagnant ainsi en rigueur on obligerait les éventuels détracteurs à formuler au moins aussi clairement leur pensée, et on éviterait ainsi les réfutations faciles et sophistiques. Malgré ces réserves, j’ai fort apprécié cet ouvrage qui m’a donné à réfléchir, et c’est bien là l’essentiel. Je pense qu’il pourra intéresser les lecteurs de Mathéphysique, s’ils ne l’ont déjà lu, et je suis curieux de lire leurs commentaires.