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Mathématiques et sentiments

5 Mars 2008, 17:43pm

Publié par Fabien Besnard

Le journal des étudiants de l’EPF a récemment publié un sujet sur l’utilité des maths. N’est-ce pas trop abstrait pour de futurs ingénieurs ? Est-ce vraiment utile de démontrer les théorèmes ? N’apprend-on pas à raisonner ailleurs qu’en mathématiques ? Je recopie ici ma réponse, légèrement remaniée.
 
Vous imaginez bien que je ne pouvais rester sans réaction devant votre article sur les maths !
 
Je ne vais pas détailler une argumentation sur l'utilité des maths : je vais plutôt vous raconter une anecdote. Quand je suis arrivé à l'EPF il y a eu une réunion sur l'enseignement des maths, car des changements s'imposaient. Tous les enseignants des matières scientifiques ont été invités à dire ce dont ils avaient besoin en maths. Eh bien ils avaient besoin de tout, sauf des structures fondamentales (groupes, anneaux, corps). Ils avaient même besoin de choses qui n'étaient plus enseignées (coniques, produit vectoriel, courbes paramétrées).
Concernant la "demande des entreprises", je ferai simplement remarquer que le succès actuel des ingénieurs indiens est en grande partie dû à leur bon niveau en maths (en plus de leur maîtrise de l'anglais).
 
Mais je voudrais surtout rebondir sur la formation de l'esprit par les mathématiques. Il est absolument exact que l'on apprend à raisonner ailleurs qu'en mathématiques. L'esprit critique, la clarté de l'exposé, la logique d'un argumentaire, tout cela s'apprend aussi en classe de Français, puis en Philosophie. Je dirais même que ça s'apprend d'abord en Français, et que les mathématiques ne font qu'affiner et solidifier ce qui doit être acquis par la maîtrise de la langue. C'est particulièrement clair en logique. Néanmoins, on ne peut pas demander à des élèves de cinquième d'avoir la maturité nécessaire pour s'essayer à l'exercice de la dissertation, tandis qu'on peut les faire réfléchir sur des problèmes simples d'arithmétique ou de géométrie. La "musculation" cérébrale acquise en mathématique pourra être réutilisé en Français ou ailleurs, et réciproquement. Enfin, pour terminer avec cet aspect des choses, je dirais qu'il faut voir les mathématiques comme une forme épurée de la pensée rationnelle. C'est quand même en cours de mathématiques qu'on comprend le mieux la différence entre une implication et sa réciproque, entre une causalité et une corrélation. Les maths sont ainsi une "hygiène de l'esprit" qu'on peut appliquer ailleurs, et qu'on n'applique malheureusement pas assez ! Ainsi chacun devrait se rebeller devant la proposition de ne pas démontrer les théorèmes ! Car s'il y a bien une chose à retenir du cours de mathématiques, c'est le refus absolu de l'argument d'autorité : tout doit être prouvé. Cette leçon a d'ailleurs des implications si importantes que de nombreuses personnes mettent en place des cloisons étanches dans leur esprit entre leur savoir mathématique ou plus généralement scientifique et les autres domaines de leur vie, comme l'a bien montré Robert Musil, dans "l'homme sans qualité". Ceci m'amène au dernier point, qui pourra en surprendre plus d'un : l'importance des sentiments dans la relation de chacun avec les mathématiques.
 
En effet, je ne crois pas que les mathématiques provoquent plus de difficultés que par exemple, la physique ou la gym au sol. Seulement on en parle beaucoup plus, et les émotions sont plus exacerbées : les maths ne laissent pas indifférentes. On peut penser que cela vient du fait que les maths sont une matière sélective, mais je ne crois pas du tout que ce soit la raison profonde. En réalité, avoir des difficultés en maths, c'est très vexant. Alors pour lutter contre ce qu'on imagine être une preuve de sa propre stupidité, on s'invente des raisons de ne pas aimer les maths : c'est une stratégie d'autodéfense émotionnelle. Par exemple on dira que ça ne sert à rien (ce qui est faux), ou que c'est trop abstrait (accuse-t-on les poètes de n'être point concrets ?). Or il n'y a rien de plus naturel que d'avoir des difficultés en maths, car les maths sont difficiles. Mais ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est "difficile" qui est le chemin ! De plus il faut se consoler en disant que les mathématiques sont le seul domaine où on peut absolument tout expliciter. Donc avec du travail on peut arriver à un niveau correct sans être aucunement doué. Il est vrai que certains auront besoin de plus de travail que d'autres, mais c'est le cas pour toute matière. Bien entendu, il est très difficile de travailler les maths si on a au départ une prévention à leur encontre. Or travailler les maths c'est courir le risque de devenir bon ! Ce n'est pas une boutade : il est connu que des personnes analphabètes craignent d'apprendre à lire parce qu'elles ont peur de changer profondément, ou de sortir de leur milieu, voire d'être mal perçues par leur famille. Certains parents atteints de surdité congénitale refusent que leurs enfants soient opérés pour les mêmes raisons. Or les maths peuvent vous changer en profondeur, elles peuvent vous donner accès à un monde différent, et, tout bêtement, ça fait peur... Il ne faut pas sous-estimer cet aspect de la question. Enfin, je dois admettre qu'il est difficile de s'intéresser aux maths que l'on enseigne dans le secondaire. On y a retiré tout ce qui était un peu joli (la géométrie) sous prétexte que c'était inutile. Mais comment se passionner pour les fonctions affines ? Jusqu'en première S il n'y a rien que de très ennuyeux, et si j'étais plus jeune de 20 ans, je ne suis pas sûr du tout que les maths m'attireraient. Celui qui prétend s'intéresser à un sujet parce que c'est utile est un menteur ! Il serait donc nécessaire de remettre des belles maths dans le secondaire. Quant à vous, à l'EPF, soyez heureux car vous avez plein de jolis concepts à apprendre...