Les enfants sauvages
Deux circonstances récentes m'ont poussé à m'intéresser au cas de ces enfants qui se sont retrouvés seuls dans la nature. La première est la diffusion par Arte du film que François Truffaut a réalisé à partir du cas le plus célèbre, celui de Victor de l'Aveyron. Je n'avais jamais vu le film, qui est magistral, mais m'a laissé plus que sceptique. Selon le docteur Itard, qui prendra soin de Victor et tentera, sans grand succès, de l'initier au langage parlé, l'enfant aurait été abandonné en forêt à l'âge de deux ans. Son complet isolement l'aurait empêché d'acquérir le langage. Cependant, au début du film, un autre médecin émet une hypothèse qui m'a immédiatement semblé plus plausible : Victor a été abandonné bien plus tard, et n'a jamais su parler parce qu'il était déficient mental.
La seconde circonstance est la diffusion par une autre chaîne (j'ai oublié laquelle, il faut dire que je ne me suis pas attardé), d'un bien moins bon film, tiré d'une histoire délirante, mais présentée comme véridique par son auteur, du moins au début. Je me souviens avoir entendu il y a quelques années Misha Defonseca narrer ses voyages effectués en lupine compagnie sans susciter la moindre incrédulité des journalistes (puisqu'il faut bien employer ce mot) qui la questionnaient.
D'où mon interrogation : finalement, y a-t-il le moindre cas de survie en forêt avéré chez un enfant en bas âge, avec ou sans l'aide de loups ? Le sujet est bien sûr passionnant : il s'agit de la question de l'innée et de l'acquis, de l'homme à l'état de nature.
Il se trouve qu'un chirurgien qui signe sous le nom de Serge Aroles a écrit un ouvrage très complet sur la question. Après une enquête qui semble très sérieuse, et aidé de ses connaissances médicales, son verdict est sans appel : aucun des cas, nombreux, d'enfants-loups, enfants-singes, enfants-ours, gazelles, blaireaux (si !), qu'il a examiné ne s'est révélé digne de foi. Les nombreux enfants capturés en forêt, depuis le moyen-âge, et sur tous les continents ou presque, et dont on a attribué l'absence de langage et la locomotion parfois quadrupède à leur vie parmi les animaux, s'expliquent beaucoup plus simplement par un handicap mental ou physique. Faux enfants-loups, donc, mais vrais enfants martyrs, qui ont souvent été exhibés pour de l'argent et maltraités.
D'après ce que j'ai compris de l'étude de Serge Aroles, il ressort deux cas de figure. Soit l'enfant est un nourrisson lorsqu'il est abandonné en forêt, et, dans des circonstances exceptionnelles, il n'est pas impossible qu'il soit recueilli par une louve, ce secours étant cependant de trop courte durée pour que le petit d'homme atteigne l'âge d'assurer lui même sa survie, soit il est abandonné alors qu'il est déjà autonome, mais dans ce cas, s'il a la chance de survivre quelques années, les carences de son régime alimentaire entraînent un retard mental irrémédiable, ce qui provoque finalement sa perte.
Le cas de Victor de l'Aveyron ne fait pas exception : ce dernier n'a, selon Serge Aroles, jamais montré aucune adaptation à la vie sauvage, et n'a survécu qu'en lisière de forêt, chapardant fruits et légumes pour survivre.
Dans ce tableau plutôt sombre, une seule lumière. Mais quelle lumière ! Il s'agit de Marie-Angélique, et son histoire est extraordinaire. Cette amérindienne de la tribu des Renards s'est échappée à l'âge de neuf ans environ en Provence, en 1721, et erra pendant une décennie dans les forêts du royaume de France, avant d'être capturée quelque part en Champagne. Bien qu'elle ne puisse pas être considérée comme une enfant sauvage, puisqu'elle était déjà grande quand elle s'est évadée, son cas est des plus romanesques : trouvée dans un état de très grande régression mentale, "elle apprit à lire et écrire, devint un temps religieuse en une abbaye royale, tomba dans la misère, fut secourue par la reine de France, épouse de Louis XV, refusa un amour qu’un lettré lui offrait, fut tant digne lors de son ultime maladie, un asthme aux longues asphyxies, et mourut assez fortunée, son inventaire après décès en faisant foi. Considérée par le philosophe écossais Monboddo, qui l’interrogea en 1765, comme le personnage le plus extraordinaire de son époque, cette femme d’autrefois est tombée en notre oubli ; elle s’efface, depuis plus de deux siècles, derrière toutes les héroïnes de la fiction."
Il y aurait sûrement là de quoi faire un autre film...