Pseudosciences et postmodernisme
Si vous pensez que la bêtise humaine a des limites, c’est que vous ne connaissez ni le toucher thérapeutique, ni la « science » védique, deux exemples de pseudosciences étudiés par Alan Sokal dans son dernier bouquin.
Le toucher thérapeutique est une version moderne du magnétisme ou de l’imposition des mains, théorisée par une infirmière du nom de Martha Rogers, que ses disciples n’hésitent pas à comparer à Einstein. Cette technique semble avoir un certain succès aux Etats-Unis, mais le plus consternant est que l’habillage pseudoscientifique et jargonnant de cette charlatânerie parmi tant d’autres a réussi à convaincre le milieu infirmier du sérieux de cette théorie.
Si le toucher thérapeutique n’a ni fondement scientifique, ni fondement empirique (comme l’a habilement démontré une fillette de onze ans !), au moins il ne semble pas dangereux. Il en va différemment de la « science védique ». Selon ses adeptes, la science au sens où l’on entend généralement ce mot n’est qu’une manifestation de l’impérialisme occidental. Il n’a donc pas de science universelle, mais une science « occidentale » par opposition à d’autres, en particulier la science védique, issue de la tradition hindoue. Sokal observe que la science védique a des partisans de gauche, et des partisans nationalistes de droite. Les premiers défendent un point de vue relativiste et postmoderne, selon lequel la prétention de la science « occidentale » à rechercher la vérité objective est infondée car une telle vérité n’existe pas, et suggèrent même que l’universalisme qui caractérise la science est une forme de colonialisme. Sokal cite fort pertinemment ce texte que ne renierait sûrement pas ces soi-disant intellectuels soi-disant de gauche, ni d’ailleurs la plupart des postmodernes :
« Il n’y a jamais eu de science sans présupposés, une science ‘objective’, vierge de valeurs et dépourvue de vision du monde. Le fait que le système de Newton a conquis le monde n’a pas été la conséquence de sa vérité et de sa valeur intrinsèque ou de sa force de persuasion, mais plutôt un effet secondaire de l’hégémonie politique que les Britanniques avaient acquise à cette époque et qui s’est transformée en empire. […] Les faits sont simplement les suivants : une idée née des Lumières –c’est-à-dire une idée issue de la civilisation occidentale à une époque bien précise- s’est érigée en vérité absolue et a proclamé qu’elle était un critère valable pour tous les peuples et à toutes les époques. Nous avons là un parfait exemple d’impérialisme occidental, une impudente affirmation de sa suprématie. »
La citation est de Ernst Krieck, idéologue nazi convaincu, qui écrivait ces mots en 1942.
Les seconds promoteurs de la science védique, les nationalistes de droite vont plus loin : ils affirment la supériorité de la science védique (dont le contenu est trop flou pour que je m’essaie à le résumer) qui contiendrait avec des siècles d’avance les découvertes les plus récentes de la physique des particules. Tout ceci n’est bien sûr fondé que sur l’interprétation bien choisie de poèmes du Rig-Véda. Comme le remarque Sokal, cela ne dépasse pas le niveau de « la bible : le code secret », mais le parti nationaliste hindou du BJP ayant été au pouvoir ces dernières années, les prosélytes de la science védique ont pu en profiter pour s’immiscer dans les universités. Ceci est particulièrement inquiétant dans la mesure où cette pseudoscience rappelle fâcheusement la science aryenne. A ce propos, citons la conclusion de Krieck :
« Les décisions motivées par une vision du monde fondée sur la race déterminent la structure de base – le principe ou phénomène élémentaire – sur laquelle se fonde une science. […] Un Allemand ne peut observer et comprendre la nature que selon ses caractéristiques raciales. »
Rappelons que les affrontements religieux sont monnaie courante en Inde. Le reniement et la destruction théorique des idées des Lumières et de l’universalisme scientifique ont toujours été associés aux pires dérives totalitaires. On peut craindre que l’histoire se répète. Dans un registre peut-être un peu moins dramatique, on peut également se souvenir de l’affaire Lyssenko et de sa biologie marxiste, qui ont ramené en quelques années l’agriculture russe au niveau du moyen-âge, provoqué la famine, et envoyé les meilleurs généticiens soviétiques au goulag. Alors que l’Inde est aujourd’hui l’un des plus grands pays en terme de recherche scientifique, il serait catastrophique qu’elle se laisse entraîner dans de telles dérives.