Poisson d'avril ?
Sur son blog, David Corfield signale un article récent de Oliveira et Rodrigues. Ces deux messieurs sont partis en croisade contre les papiers absurdes ou simplement grossièrement faux qui ont de plus en plus souvent tendance à apparaître dans les archives ou même dans les revues à comité de lecture, problème dont l'affaire Bogdanoff fut à bien des égards un révélateur. Parmi les derniers articles épinglés on trouve celui de Jack Sarfatti, également discuté ici, et donc celui de L. A. V. Carvalho, intitulé "On some contradictory computation in multi-dimensional analysis", publié dans Nonlinear Analysis. Cet article prétend prouver les choses suivantes : "les mathématiques multi-variables sont contradictoires avec l'arithmétique", "une rotation d'angle qui n'est pas un multiple entier de pi/2 est contradictoire avec l'arithmétique", "la théorie des nombres complexes est contradictoire", et enfin "les transformations de Lorentz sont contradictoires, sauf si la vitesse est nulle". Outre les curiosités de langage comme "mathématiques multi-variables, ce papier proclame finalement, et en toute modestie, que les mathématiques et la physique post-newtonienne, soit une partie substantielle de tout le savoir humain, sont absurdes. Il s'avère que ces nouvelles fantastiques sont le fruit d'une erreur grotesque que je laisse au lecteur le plaisir de découvrir (il suffira pour cela au lecteur, pour la partie mathématique, de connaître le théorème des fonctions implicites, et pour la partie physique d'une connaissance basique des transformations de Lorentz).
Il y a évidemment de quoi rire et croire à un poisson d'avril puisque la date approche. Il ne semble pourtant pas que ce soit le cas, ou alors celui-ci est préparé de longue date (l'article est paru en 2005). Quoi qu'il en soit une chose est certaine, l'article est paru dans une revue sérieuse, et en belle et nombreuse compagnie puisque le numéro en question de Nonlinear Analysis est consacré aux actes du 4e congrès mondial des analystes non-linéaires. En fait on tient là un début d'explication. Pour ce genre d'événement de nombreux chercheurs, en particulier des jeunes, soumettent leur papier en espérant avoir l'honneur d'une présentation orale de quelques minutes, ou plus modestement d'un poster affiché dans le hall. Les organisateurs, débordés de demandes, n'ont pas le temps nécessaire pour vérifier la solidité de tous ces articles. Le papier de L.A.V. Carvalho semble prouver qu'ils n'ont même pas le temps de les lire en diagonale. Il est cependant étonnant que l'article ait été publié par la suite avec les autres, compte tenu de l'énormité de ce qu'il affirme et qui n'est même pas caché derrière un jargon impénétrable. Cela pourrait signaler, comme j'en suis d'ailleurs persuadé, qu'il ne s'agit donc que de la partie émergée de l'iceberg...
L'entreprise de Rodrigues et de ses collaborateurs doit être saluée, car non seulement elle est nécessaire mais elle est courageuse. Il y a en effet beaucoup à perdre pour un scientifique à s'engager dans une polémique publique contre la pseudo-science, le charlatanisme ou la simple pipeaulogie. Il est évident que l'on y perd d'abord du temps et cela suffit à dissuader beaucoup de scientifiques. Rodrigues, tout comme en France Henri Broch, fondateur du laboratoire de zététique de l'université de Nice, ont un autre point de vue : démasquer les impostures des pseudo-scientifiques est avant tout un bon exercice, très formateur pour les étudiants car il leur permet d'appliquer leurs connaissances tout en développant chez eux la véritable démarche scientifique. Mais outre du temps, à ce jeu là on risque aussi sa réputation... En effet, de nombreux scientifiques considèrent ce type de sujet comme sale, et regardent ceux qui se mêlent de pseudo-science, même pour la démasquer, comme frappés d'indignité. J'ai eu moi-même l'occasion de constater ce phénomène pour le petit rôle que j'ai joué dans l'affaire Bogdanoff. Deux collègues, que je ne connaissais pourtant pas personnellement, m'ont contacté pour, en gros, m'expliquer que je n'avais rien à gagner à remuer la boue. Pour l'un il s'agissait d'une mise en garde en forme de conseil d'ami, il a d'ailleurs fini par m'encourager à continuer, pour l'autre le ton était plus menaçant. J'avoue avoir beaucoup de mal à comprendre ce type de comportement. Le fait est que relativement peu de scientifiques se risquent sur ce terrain, alors profitons-en pour saluer ceux qui n'hésitent pas à le faire.