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Qui vivra verra !

22 Août 2005, 00:00am

Publié par Fabien Besnard

La physique quantique a donné lieu à de multiples interprétations. Une des plus populaires est celle du multivers d’Everett et DeWitt (voir aussi cette FAQ). Fondamentalement, l’idée est de remplacer les probabilités quantiques par des statistiques. Cette interprétation est très attirante car elle permet de se débarrasser de certains paradoxes, comme celui du fameux chat de Schrödinger, mais au prix d’une hypothèse très forte : l’existence d’une quantité virtuellement infinie d’univers parallèles. Le problème majeur avec cette interprétation (comme avec la plupart des autres) est qu’il n’y a aucun moyen de la tester expérimentalement puisqu’elle fait exactement les mêmes prédictions que la mécanique quantique « traditionnelle ». Ma conviction est que l’avènement sans doute prochain d’une théorie unifiant physique quantique et relativité générale produira une nouvelle révolution conceptuelle qui éclairera d’un jour nouveau les « paradoxes quantiques », en particulier celui de l’imbrication (« quanglement »). En attendant, Moravec et Marchal ont indépendamment proposé une « expérience » des plus déconcertantes. Il s’agit tout bonnement de se mettre à la place du chat de Schrödinger, c’est-à-dire de coupler un lancer de pile ou face quantique avec un dispositif mortel quelconque et un expérimentateur, de mettre le tout dans une boîte noire et de répéter l’expérience un grand nombre de fois. C’est le suicide quantique. Du point de vue d’un observateur extérieur, rien ne permet de différencier l’interprétation multiverselle de l’interprétation traditionnelle : l’expérimentateur finit par mourir. Mais du point de vue subjectif de l’expérimentateur, la seule version de lui qui subsiste dans le multivers est celle qui a réussi tous les lancers de pile ou face. En supposant que la conscience de l’expérimentateur ne dépende que de sa mémoire (qui est la même dans chaque branche du multivers) et pas de sa position dans le multivers, il devrait à chaque tirage se retrouver sur la branche où il survit. L’idée est donc que l’expérimentateur va finir par comprendre ce qui se produit car il va survivre miraculeusement à chaque fois, ce qui n’est compréhensible que dans l’interprétation de Everett et De Witt ! Certains ont même poussé le raisonnement jusqu’à l’idée de l’immortalité quantique. Il se trouve qu’adolescent, friand de science et de science-fiction j’avais pensé à cette éventualité… pour la repousser aussitôt avec effroi : si on réfléchit quelques instant l’immortalité quantique est le pire des enfers puisque si vous êtes à l’article de la mort et que par quelque miracle quantique vous survivez, il est fort probable que vous surviviez dans un très mauvais état, un sort bien peu enviable et à bien des égards pire que la mort. Cependant, comme disait Jean Rostand, ce n’est pas parce qu’on trouve une chose horrible qu’elle n’existe pas.

Il est clair que le raisonnement qui sous-tend l’idée du suicide quantique est contestable sur de nombreux points. L’idée même de boîte noire pose problème du point de vue de la décohérence, la supposition sur la continuité de la conscience à travers le multivers est sujette à caution, etc… De plus, seul l’expérimentateur connaît la vérité, il lui serait impossible de convaincre les observateurs extérieurs. Je crains que cela ne révèle un problème profond avec cette idée : mon sentiment est que dans l’expérience du suicide quantique on passe subrepticement d’une interprétation fréquentiste des probabilités (qui fait tout l’intérêt de l’interprétation multiverselle) à une interprétation subjective des probabilités. Du point de vue de l’expérimentateur survivant disons à 100 suicides quantiques, l’explication la plus probable (encore faut-il accepter de donner une probabilité à une explication…) est que l’interprétation multiverselle est vraie. Mais du point de vue d’un observateur extérieur rien de tel : le fait que l’expérimentateur ait survécu 100 fois ne donne absolument aucun crédit à l’interprétation multiverselle. Il y aurait donc des théories vérifiées pour certains observateurs et pas pour d’autres, le caractère objectif de la connaissance serait irrémédiablement perdu. Si l’interprétation multiverselle est un remède aux paradoxes quantiques, le remède semble pire que le mal. Mais encore une fois ce n’est pas parce qu’une chose semble horrible qu’elle n’existe pas…

Notons toutefois que d’un point de vue popperien il n’y aucune différence entre l’observateur extérieur et l’expérimentateur. En effet, l’expérience du suicide quantique ne permet à aucun des deux de réfuter l’interprétation multiverselle, donc elle ne permet à aucun des deux de la confirmer. A ce titre elle resterait pour les deux une interprétation et non une théorie scientifique. Qui est prêt à risquer sa vie pour ça ?