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Le badge de l'audace

5 Avril 2008, 14:21pm

Publié par Fabien Besnard

J'ai entendu hier David Douillet expliquer que les athlètes français allaient porter, en signe de leur attachement au droits de l'homme, un badge figurant... les anneaux olympiques. Outre qu'on voit mal le lien entre les valeurs de l'olympisme, dont on nous rebat les oreilles ces temps-ci, et les droits de l'homme (faut-il rappeler les opinions politiques de Pierre de Coubertin ?), on se demande si ce message n'est pas un peu trop explicite... En tout cas, ça m'a rappelé ce passage savoureux issu du "Confort intellectuel", de Marcel Aymé (et inspiré de faits réels, si on en croit l'auteur).

Etant en zone sud en 1943, je me trouvai en contact avec un cénacle de poètes qui publiaient leurs vers dans une revue locale. L'un d'eux, farouchement antinazi, publiait au grand jour des poèmes vengeurs dans lesquels il disait cruellement son fait à l'oppresseur, mais il le disait dans une forme si rare et si personnelle que l'ennemi le plus prévenu n'y pouvait rien surprendre. De temps en temps, le poète réunissait ses amis chez lui et tandis qu'il leur lisait ses derniers écrits, chacun se récriait sur sa témérité. "Vous verrez, disait sa femme avec une fierté douloureuse, mon mari sera fusillé." Assistant un jour à l'une de ces séances et comme le poète reprenait haleine, j'osai dire que rien, dans les vers que je venais d'entendre, ne me paraissait de nature à éveiller la susceptibilité de l'ennemi. Il y eut un froid dans l'assemblée. Aux regards hostiles et soupçonneux qui m'enveloppèrent, je sentis qu'en insistant le moindrement, j'allais passer pour un maréchaliste et peut-être pire. Enfin, le poète reprit sa lecture. Ses vers m'ont paru, à certains égards, tellement remarquables que j'en ai pris copie. Voici les derniers :

         Roche desprise il se surlève du guidon
         trois degrés mourant sur vos échines haut et bas
         arc-en-ciel divisé la plaine est pleine et coule
                                                la rivière crescendo
         le bruit blanc le chant allons au pré
         doux équilacérés la flamme torte fuligine
                                        la retombée coucou.

Un cri sauvage accueillit le point final. Les yeux pleins de larmes, la femme du poète se tordait les mains.
"Non, chéri, tu ne publieras pas ça ! C'est trop direct, c'est trop cru ! Ce serait un suicide !
- Si ! répliqua le poète qui était très pâle. Je le publierai.
-Voyons, mais tu ne te rends pas compte que c'est d'une brutalité inouïe ! Je vous en prie, vous tous, dites-lui d'être raisonnable !
-Allons, mon vieux, dirent les amis. Allons, mon cher, un peu de sagesse. Tu as une femme, des enfants, etc.
-Je le publierai."
Le poète serrait les dents, fièrement résolu. Chacun entreprit de lui démontrer sa folie téméraire en reprenant le poème mot à mot. "Au moins, sanglotait l'épouse, enlève
  '
arc-en-ciel divisé' et enlève 'coucou'."  Pour me racheter aux yeux de l'assemblée, je voulus être du sauvetage et je dis à mon tour :
"Guidon me paraît également très risqué. En somme, guidon est la traduction du mot "fuhrer".
-Monsieur, vous vous méprenez, répliqua fraîchement le poète. Mon poème n'est pas un mot-croisé."

Finalement, je l'ai su plus tard, le poème a été publié tel quel. L'auteur n'a été ni fusillé, ni emprisonné. Il a certainement pensé que les Allemands étaient bien bêtes et il doit encore en faire des gorges chaudes. Car notre homme était sincère, comme l'étaient sa femme et les autres personnes présentes. Et c'est une chose terrible à penser que tous ces gens-là croyaient se comprendre.