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Smolin vs Damour

6 Juin 2007, 23:04pm

Publié par Fabien Besnard

J’ai assisté tout-à-l’heure au débat entre Lee Smolin et Thibault Damour organisé à la cité des sciences de La Villette. L’opposition entre les deux protagonistes était courtoise mais ferme.

Lee Smolin a commencé par définir plusieurs critères qu’une nouvelle théorie physique devrait satisfaire. Le premier est d’apporter de la surprise et de la nouveauté, ainsi que de restreindre la liberté que l’on a dans la description du monde. Ainsi, des prédictions nouvelles et falsifiables doivent pouvoir être faites. Le second est d’être basé sur un certain nombre de grands principes et je n’arrive plus à me souvenir du troisième ! Thibault Damour a répliqué en expliquant qu’historiquement, cela ne s’est pas toujours produit ainsi. Par exemple, avant Newton, on espérait pouvoir prédire la distance des planètes au soleil. Kepler avait à cet effet bâti une théorie fondée sur les solides platoniciens. Mais depuis Newton on sait que ces distances sont des paramètres arbitraires que rien ne pourrait déterminer a priori, et pour lesquelles les seules prédictions que l’on peut faire sont de type anthropiques. LS admis qu’en effet, certaines choses que l’on croyait nécessaires à un moment donné se révélèrent en réalité contingentes. Néanmoins il insista sur le fait qu’à chaque fois que cela se produisit, de nouvelles prédictions falsifiables purent être émises, et que le problème avec la théorie des cordes était précisément là, ce qui renvoie à l’existence du paysage (landscape) en théorie des cordes. TD répondit alors (je cite de mémoire) : « Lee, étant subtil, ne croit sûrement pas lui-même à la position bêtement popperienne qu’il défend. ». Il affirma qu’aucune théorie n’est jamais réfutée, qu’elles sont plutôt confirmées.

[Je ne peux ici m’empêcher de faire plusieurs remarques. Si la position de LS est « bêtement popperienne » que dire de celle de TD ? En effet, avant l’introduction du concept de falsifiabilité, on pensait qu’en effet, les théories étaient simplement confirmées. TD serait-il naïvement pré-popperien ? Ensuite, il est faux, et même très faux, d’affirmer qu’aucune théorie n’est jamais réfutée. Un nombre incalculable d’hypothèses sont émises chaque années dans tous les domaines de la Science, et un grand nombre sont réfutées, même si seules celles qui par leur caractère farfelu attirent l’attention sur elles arrivent à une certaine notoriété (fusion froide, mémoire de l’eau, etc...). On peut aussi citer l’exemple de la controverse qui opposa au XVIIIe siècle les tenants de la théorie cartésienne de la gravitation et les newtoniens. La théorie cartésienne fut définitivement écartée parce qu’elle prédisait un renflement de la Terre aux pôles, alors que l’expédition qui fut envoyé constata au contraire un aplatissement, conformément à la théorie de Newton. TD a raison de souligner que la physique newtonienne n’a pas été réfutée par l’observation de l’avance du périhélie de Mercure, pourtant inexplicable par cette théorie, et que des hypothèses ad hoc avaient été avancées pour sauver les apparences. Néanmoins, il me semble qu’il faut ici prendre en compte la différence notable entre une expérience de laboratoire sur laquelle on a un contrôle des paramètres en jeu et une observation astronomique qui peut toujours s’expliquer par des variables cachées. De plus, c’est bien parce que la physique newtonienne avait passé avec succès une grande quantité de tests expérimentaux qui auraient pu la réfuter qu’on avait suffisamment confiance en elle pour admettre une explication ad hoc à une unique anomalie constatée. Il en va de même aujourd’hui avec l’anomalie Pioneer (voir ici). Le problème de la théorie des cordes est tout autre puisqu’il se pourrait bien qu’elle ne puisse jamais être confronté à une seule expérience pouvant la réfuter.]

TD expliqua alors qu’une expérience qui pourrait confirmer la théorie des cordes serait la mise en évidence d’une violation du principe d’équivalence. Ce principe est aujourd’hui vérifié avec une précision de 10-15 et il pourrait l’être bientôt avec une précision de 10-18 toutefois, il ajouta que si aucune violation n’était constatée cela ne remettrait pas en cause la théorie des cordes. J’avoue avoir beaucoup de mal à comprendre d’un point de vue purement logique comment, si non-B n’implique pas non-A, A impliquerait B.

Mais il y a mieux. LS expliqua que certaines violations de la relation de dispersion relativiste étaient prédites par la théorie quantique à boucles, et que si elles n’étaient pas observées, cela réfuterait la théorie, tandis que selon TD, de telles violations pourraient être observées sans pour autant réfuter la théorie des cordes. [On se retrouverait alors dans la situation ubuesque ou deux théories incompatibles co-existeraient alors que l’une d’elles viendrait de passer un test expérimental « bêtement popperien »… Mise à jour : Ainsi que LS le rappelle ici, il a bien expliqué pendant cette conférence que la prédiction d'une violation de la relation de dispersion relativiste à laquelle il croit ne fait pas l'unanimité dans la communauté de la gravité quantique à boucles, et qu'à ce jour, aucune prédiction ferme et consensuelle n'est faite par cette théorie. Néanmoins j'insiste sur le fait qu'il s'agit là d'un débat technique usuel qui a en principe une issue dans un sens ou dans un autre, contrairement à la situation en TC, qui semble t-il peut s'accomoder de l'existence de ce phénomène aussi bien que de son absence.]

Pourtant, à une question d’une personne dans le public qui demandait ce qui manquait pour que l’on puisse savoir quelle est la bonne théorie, les deux protagonistes s’accordèrent à dire qu’il manquait une expérience.

A ma question de savoir quelle révolution conceptuelle serait amenée par l’une au l’autre théorie si elle se révélait être la bonne, LS répondit quelque chose à propos du temps que j’étais trop ému pour comprendre ! Pour une raison ou pour une autre, mes neurones assurant la traduction simultanée de l’anglais se déconnectent lorsque je m’adresse à quelqu’un que j’admire. Lorsque j’eu recouvré mes esprits, je compris quand même la fin de sa réponse : apprendre à faire de la physique sans référence au temps nous permettrait de comprendre les relations entre physique et mathématiques, car les théorèmes mathématiques eux aussi sont intemporels. La relation entre physique et mathématique est une chose à laquelle je réfléchis depuis longtemps, et le nom de ce blog est là pour en témoigner, mais il ne m’était jamais venu à l’esprit que cela puisse avoir quelque rapport avec le temps, et je trouve cela tout simplement fascinant. A la même question, TD répondit, après avoir fait remarqué que selon lui la révolution du concept de temps n’était plus à faire puisqu’Einstein s’en était déjà chargé, et que la théorie des cordes apporterait une révolution dans le sens où le contenant (l’espace-temps) et le contenu (la matière), ne ferait plus qu’un. Il s’agirait donc d’une géométrisation complète de la physique [ce qui d’ailleurs nous renverrait également au rapport physique/mathématique]. Une telle géométrisation serait en effet un extraordinaire accomplissement, et c’est sûrement le motif le plus fort pour s’intéresser à la théorie des cordes et celui qui a attiré le plus de physiciens dans ses rets. Il faut cependant noter que c’est une idée ancienne (Kaluza-Klein), relativement indépendante de la théorie des cordes en elle-même, et qui par exemple se retrouve sous une autre forme dans la géométrie non-commutative d’Alain Connes. Il se pourrait bien que cette idée soit effectivement réalisée, mais d’une façon subtile.

Mise à jour : voir aussi la discussion sur Not Even Wrong, ainsi que cet article du Monde. (Contrairement à ce que sous-entend cet article, TD a dit qu'il n'était pas optimiste sur les chances que la théorie des cordes soit confirmée par le LHC.)