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Fiction et réalité

16 Juillet 2006, 18:13pm

Publié par Fabien Besnard

 Le magazine « Sciences et Avenir » publie ce mois-ci un hors-série très intéressant sur les fictions de la science. Une large place est faite à un courant de la philosophie des sciences appelé « fictionnalisme ». Pour les fictionnalistes, les théories scientifiques ne représentent pas réellement la réalité, mais sont des fictions et les êtres postulés par ces théories (forces, particules, gènes, etc…) sont purement imaginaires. Comme le rappelle Stéphane Chauvier, il existe différentes sortes de fictionnalistes. Les radicaux comme Berkeley ou Mach pour lesquels les objets des théories scientifiques ne sauraient être réels car rien n’existe en dehors de Dieu pour le premier, de nos sensations pour le second, et d’autres plus mesurés comme Poincaré pour lesquels l’interprétation d’une théorie est du domaine de la fiction utile tandis que sa structure seule reflète une réalité. Ainsi les formules de Fresnel sur la propagation de la lumière sont elles toujours valides bien qu’elles ait été obtenues dans un cadre théorique aujourd’hui invalidé (selon lequel la lumière était une onde dans l’éther). Le fictionnalisme est à rapprocher du positivisme dans la mesure où seuls les résultats empiriques comptent. Ce courant philosophique est à mon sens parfaitement respectable dans sa version mesurée, et apporte des éléments de réflexion pertinents, j’y reviendrai plus bas. Néanmoins sa version radicale me paraît être le fruit d’une pure subjectivité anti-scientifique, usant de sophismes et de mauvaise foi. 

J’en veux pour preuve l’interview sur plusieurs pages de Nancy Cartwright, essentiellement  à propos de son ouvrage « How the laws of physics lie ». Autant dire que cela  ne m’a pas donné l’impression que lire ce livre serait autre chose qu’une perte de temps. Son argument principal est le suivant : les théories scientifiques ne sont pas directement testées, ce sont des énoncés plus complexes qui le sont. Par exemple si vous essayez de reproduire l’expérience de Michelson et Morley vous devrez évitez les vibrations qui ont la fâcheuse tendance de dérégler les interféromètres. Et bien à cause de cela, selon Nancy Cartwright, vous ne réussirez pas à vérifier l’invariance de la vitesse de la lumière mais seulement cette invariance dans les conditions de l’expérience. Ainsi, pour N.C. le fait de contrôler précisément les perturbations extérieures empêche de considérer que les lois physiques universelles soient autre chose qu’une fiction utile. Pour elle la science se résume à un patchwork de lois empiriques plus ou moins réunies par des principes fictifs. J’avoue avoir du mal à garder mon sang-froid devant un tel fatras de sottises.

N.C. veut faire croire que son argument est un raisonnement fondé sur une observation des pratiques scientifiques. En réalité il s’agit là d’un pur sophisme : il n’y a ni raisonnement ni observation mais une pétition de principe habillée comme telle. Chacun sait que les protocoles expérimentaux sont plus ou moins précis. Faire une expérience d’interférométrie au milieu d’une autoroute est strictement impossible, mais y vérifier que tous les corps chutent de la même façon dans un tube à vide y est parfaitement possible et ce n’est pas là un « énoncé très complexe ». Est-ce que cela signifie que certaines lois sont moins fictives que d’autres ? Prenons un autre exemple : le scintillement des étoiles dû aux micro-turbulences de l’atmosphère est une plaie pour l’astronomie. On peut minimiser le phénomène en montant en altitude ou en installant un observatoire en orbite : on est là dans le processus habituel d’isolation par rapport aux perturbations de l’environnement. Mais on peut aussi annuler les effets de ces turbulences grâce à des miroirs interactifs réagissant en temps réel, ou encore grâce à des techniques de traitement du signal. Dans ce cas on n’élimine pas les perturbations extérieures mais on les prend en considération. De deux choses l’une : soit ces exemples ébranlent l’argumentation de N. C. soit ils ne l’ébranlent pas. Dans le premier cas on peut donc affirmer que les conséquences qu’elle tire de cet argument n’ont pas de valeur, mais j’ai le sentiment que N.C. affirmerait que l’on est dans le second cas. Mais alors cela signifie que l’argument ne dépend pas de la façon dont on réalise les expériences. C’est donc un argument de pur principe, qui ne repose absolument pas sur une observation de la science telle qu’elle se pratique, mais qui s’oppose a priori à la méthode scientifique elle-même. L’argument de N.C. Cartwright se réduit alors à la critique suivante : les lois sont prétendument universelles mais on ne vérifie jamais que des énoncés du type : « si il ne se passe ni ceci, ni ceci, etc… alors … », donc on ne vérifie jamais les lois universelles et on peut donc légitimement douter de leur existence, ou plus précisément, d’un point de vue positiviste (école de pensée dont N.C. se réclame) ces lois sont métaphysiques donc dénuées d’existence réelle et même de pertinence. Ici se loge un autre sophisme, car les énoncés universels sont en réalité du type « Toutes choses étant égales par ailleurs… » et les énoncés que l’on vérifie sont bien du même type. Rappelons en effet que la méthode scientifique repose sur un principe de modestie : les phénomènes tels qu’ils se présentent sont trop complexes pour être compris, il faut passer par des phénomènes simplifiés que l’on réassemble ensuite en allant du simple vers le complexe. Prenons un exemple : la chute des corps à la surface de la Terre est un phénomène complexe : la chute d’une plume est tout à fait différente de celle d’un ballon. Tout le génie de Galilée est d’avoir perçu que derrière ce phénomène complexe se cachait une loi universelle simple perturbée par l’action de l’air. On peut exprimer cette loi de la façon suivante : « Toutes choses étant égales par ailleurs, deux corps de masses différentes tombent de la même façon. ». C’est bien cet énoncé que Galilée s’est efforcé de vérifier. On peut toujours pinailler et considérer que les choses ne sont jamais tout à fait « égales par ailleurs » et que par conséquent la loi universelle porte sur des circonstances qui ne se produisent jamais. Je crois que c’est là le cœur de l’argument de N.C. et à ce stade on ne peut que lui donner raison, mais c’est là une constatation aussi triviale que celle qu’il n’existe pas dans la nature de cercle parfait. On en arrive donc à une simple profession de foi positiviste : quand je vois la définition d’un absolu, ou d’un idéal, je crie à la métaphysique et au mensonge. Mais qui ment ici ? Certains poussent la caricature jusqu’à vouloir faire de la « Science sans nombres » (Hartry Field), ce qui est aussi absurde que de vouloir parler sans mots…

évoquons pour terminer deux autres points dans l’interview de Nancy Cartwright. « La théorie de Newton est fausse puisqu’elle est supplantée par celle d’Einstein. ». On peut aussi dire que celle d’Einstein est fausse puisqu’elle sera nécessairement remplacée par une théorie incorporant les aspects quantiques. D’une manière générale les vérités scientifiques ne sont jamais que des vérités provisoires*. N.C. en déduit que les affirmations scientifiques sont toujours mensongères. Cet argument ressemble au sophisme du verre de vin : prenez un verre de vin et mettez une goutte d’eau dedans (Dieu me préserve de cet acte barbare). Si vous admettez que c’est toujours du vin alors vous pouvez revenir à la case départ et montrer par récurrence qu’on peut ajouter autant d’eau qu’on veut dans un verre de vin et cela restera un verre de vin. D’un point de vue réaliste les théories s’approchent de la vérité, ce qui suppose qu’il y ait une gradation de la notion de vérité. N.C. applique une logique binaire (une théorie est vraie ou fausse) qui est inadaptée à la situation. Il serait d’ailleurs plus intéressant de chercher à comprendre (sincèrement) de quelle façon les concepts scientifiques obsolètes (comme l’espace absolu par exemple) restent approximativement vrais. On comprend aisément qu’une théorie soit approximativement vraie du point de vue quantitatif, qu’elle le soit du point de vue des concepts est plus subtil et demanderait une étude précise (qui à ma connaissance reste à mener).

Enfin, tous les critiques de la Science, et N.C. ne fait pas exception, sont obligés de faire preuve de contorsions intellectuelles devant ses succès immenses et visibles de tous, au travers par exemple de la technologie**. Comme elle se refuse à y voir le succès (ou la confirmation a posteriori, n’oublions pas que la machine à vapeur a précédé la thermodynamique) de quelques grandes théories, elle parvient à la vision d’un « monde pommelé » où des milliers de lois spécialisées et dépendantes du contexte sont empiriquement confirmées tandis que les grandes théories, fictives, ne jouent qu’un rôle de modèle général. Or en l’absence du postulat (réaliste) que quelques grandes lois décrivent (au moins approximativement) la réalité, on est obligé de postuler que des milliers de petites lois décrivent des parcelles de réalité. Le principe d’économie de pensée, ou rasoir d’Ockham, est ici clairement violé, et au nom du positivisme, ce qui est ironique.

 

Quittons l’interview de Nancy Cartwright et revenons au fictionnalisme en général. Une première question que l’on peut se poser est « de quel point de vue se place-t-on pour affirmer que la science ne décrit pas la réalité ? ». Du point de vue de la logique, le seul argument que je connaisse est celui évoqué plus haut qui assimile vérité partielle et mensonge et que nous avons dénoncé comme étant un sophisme. Les autres points de vue s’obtiennent toujours à partir de présupposés philosophiques. Celui de Mach par exemple, postule que tout doit se ramener aux sensations. Dans tous les cas, on dénie le caractère de réalité aux êtres dont sont peuplées les théories scientifiques, pour l’accorder à d’autres êtres ou phénomènes dont la réalité n’est pas questionnée, peut-être parce qu’ils nous sont plus familiers. Il faudrait peut-être commencer par s’entendre sur ce que l’on appelle « réel ». J’ai déjà expliqué pourquoi je n’accordais pas moins de réalité à un nombre qu’à une table, je ne vois pas pourquoi il faudrait en accorder plus à une table qu’à un quark.

 

 

* C’est la aussi un constat banal. Notons toutefois que la Science peut affirmer de façon définitive qu’une chose est fausse ou impossible.

**J’ai apprécié que dans ce hors-série le mot de la fin soit laissé à Michel Blay, qui dénonce une longue tradition d’écrits anti-scientifiques remontant au cardinal Bellarmin. Il est triste je trouve, de constater que ses descendants dominent aujourd’hui la scène épistémologique.