Les anti-Lumières, de Zeev Sternhell
J’ai souvent entendu dire sur le ton de l’évidence, que les tragédies du XXe siècle ont marqué l’échec de la Raison et de la modernité. Certains ont même voulu rendre la philosophie des Lumières responsable du fascisme, du nazisme et du stalinisme. Je me suis toujours demandé quel raisonnement aberrant pouvait conduire à une telle conclusion alors que la négation des droits humains universels fut le dénominateur commun des régimes inspirés par ces trois doctrines et leur succédanées. Une erreur de même nature est commise par ceux, si nombreux de nos jours, qui croient pouvoir identifier toute proclamation des valeurs universelles avec une forme de colonialisme. Le livre de Zeev Sternhell, qui me semble très important, m’apporte enfin une réponse claire et précise en retraçant l’histoire de la critique des Lumières.
Les penseurs, philosophes et historiens étrangers qui sont étudiés dans ce livre sont parfois peu connus du grand public français, mais l’influence de leurs idées fut considérable. Principalement, il s’agit de Herder, Vico, Burke, Carlyle, Meinecke, Spengler, Croce et Berlin. Les français Taine, Renan, Barrès et Maurras nous sont plus connus. Sternhell démontre de façon convaincante, au moins pour le profane que je suis, l’existence d’une filiation entre les critiques précoces des Lumières et les penseurs nationalistes et autres idéologues racistes qui ont directement inspiré le fascisme et le nazisme. Pour résumer de façon drastique un ouvrage savant de plus 500 pages (mais qui n’en est pas moins passionnant), ceux que Sternhell surnomme les anti-Lumières attaquent d’abord les philosophes français du XVIIIe siècle, auxquels il faut ajouter Locke et Kant, pour leur confiance dans la Raison humaine. La Raison, universellement partagée, permet la critique des traditions et des religions et rend ainsi possible la découverte de droits naturels communs, et l’idée d’un progrès vers une société où le bonheur sur Terre soit possible. Les anti-Lumières, Herder et Burke en tête, ont tout ceci en horreur. Pour ces derniers la confiance en la Raison est une erreur : la Raison est sèche et mécanique, trop simpliste, elle ne peut distinguer la providence divine derrière le chaos apparent. Elle veut tout uniformiser et ne peut comprendre que l’accumulation de traditions diverses soit un bien. Là où elle voit de la superstition il faudrait voir la sagesse des siècles passés. Les critiques précoces des Lumières voient dans l’histoire et dans la société un organisme complexe qui échappe à toute investigation rationnelle et qu’il ne faut surtout pas chercher à réformer. Cet angle de critique est celui du traditionalisme. Burke s’efforce par exemple de démontrer que ni la glorieuse révolution anglaise ni la révolution américaine ne sont comparables à la révolution française, qui seule est abominable. Cette interprétation prévaut aujourd’hui dans les cercles néo-conservateurs : la révolution française en faisant naître l’utopie d’un monde meilleur est la source du mal qui devait plus tard prendre la forme du stalinisme et du fascisme, tandis que la révolution anglaise ne fut que l’occasion de revenir à d’anciennes traditions et l’américaine ne fut qu’une guerre d’indépendance. Extirper les idées abstraites, utopiques et universelles de l’histoire nationale est d’importance, car la seconde composante de la critique des anti-Lumières est le nationalisme. Herder tente ainsi de montrer que les différentes cultures sont incommensurables. Il se fait le chantre de la diversité culturelle, il célèbre les caractères propres à chaque peuple, qu’il admire... surtout celles du peuple allemand car tout ce qui est français porte le masque hideux de l’universalisme.
Sternhell insiste ici sur la naissance à côté de la modernité rationaliste, d’une autre modernité, relativiste et nationaliste, qui part immédiatement en guerre contre la première. La place me manque pour décrire ici comment cette autre modernité débouche rapidement non pas sur le pluralisme et la tolérance, mais sur une hiérarchie des peuples et des cultures, et comment ces idées, passant d’un auteur à l’autre, revenant en France après l’humiliation de Sedan, n’ayant jamais quitté l’Allemagne, évoluent en se radicalisant, jusqu’à l’affrontement durant la seconde guerre mondiale. Enfin, et c’est sûrement la partie la plus passionnante de l’ouvrage, Sternhell montre que pendant la guerre froide, on observe un retour au relativisme Herdérien, qui irriguera via Isaiah Berlin toute une partie de l’intelligentsia de l’après-guerre. On comprend alors que le post-modernisme ne fait que reprendre le flambeau de cette autre modernité dont Sternhell a dressé le portrait, et qui est souvent anti-scientifique. J’en veux pour preuve ces quelques lignes citées par Sternhell où Berlin reprend un auteur anti-rationaliste allemand du XVIIIe siècle. Elles sont très éloquentes sur le ressort psychologique du rejet de la science et du rationalisme :
« toutes les tentatives de généralisation entraînent la création d’abstractions anonymes. Comme Burke quelques années plus tard, il pense qu’appliquer des normes scientifiques aux êtres humains conduit à une vision erronée et finalement profondément avilissante de ce qu’ils sont.»
Le livre de Sternhell permet aussi de comprendre pourquoi une certaine gauche communautariste se retrouve idéologiquement plus proche de la droite néo-conservatrice que de la gauche républicaine : c’est parce qu’on a fait de Herder le découvreur de la diversité des cultures, alors que cette idée était aussi présente chez Montesquieu et Voltaire, mais avec une différence de taille, et je cite ici Sternhell :
« Cependant, si les hommes des Lumières avaient ce sens du pluralisme des cultures, ils préservaient l’unité du genre humain. Les hommes devaient être saisis dans leur contexte historique, mais l’humanité était une, l’homme un individu rationnel et ses faiblesses un produit de l’environnement et non pas de sa nature. Ce n’est pas dans la seconde moitié du XXe siècle que l’on a inventé l’idée selon laquelle il n’existe pas de hiérarchie entre les sociétés, et que l’Européen n’a pas de raison valable de se considérer comme supérieur aux autres habitants de la planète. Le XVIIIe siècle français connaît l’existence d’individualités culturelles distinctes, mais un Voltaire et un Montesquieu pensent qu’une hiérarchie existe, et que cette hiérarchie est une hiérarchie de valeurs : une société où sévit l’absolutisme est inférieure à une société où est assurée la liberté individuelle. Un Rousseau et un Helvétius voient dans une inégalité démesurée de fortunes un mal auquel il convient de remédier, et non pas un état social parmi d’autres. »
En faisant des penseurs des Lumières des représentants de l’impérialisme culturel occidental (impérialisme français à l’époque), et de Herder un défenseur des peuples opprimés, une certaine gauche s’est ainsi curieusement retrouvée du côté de ceux (Herder, Burke) qui ont défendu ou au moins justifié l’esclavage, contre ceux qui ont inspiré son abolition ainsi que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
J’espère vous avoir donné envie de lire ce livre, qui montre bien l’importance et le retentissement immense que peuvent avoir des idées. Plus que jamais le combat des Lumières et des anti-Lumières se poursuit. Je cite Sternhell :
« L’antirationalisme, le relativisme et le communautarisme nationaliste, ces trois piliers immuables de la guerre aux Lumières et aux principes de 89, remplissent toujours la même fonction : ils mènent campagne contre l’humanisme, les valeurs universelles tant moquées et finalement la démocratie. »