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Not Even Wrong, de Peter Woit

29 Octobre 2006, 20:19pm

Publié par Fabien Besnard

Le titre du livre de Peter Woit vient d’une sortie de Wolfgang Pauli à l’encontre du travail d’un jeune collègue. Pauli le jugeait flou au point de n’être « même pas faux ». Peter Woit a la même opinion en ce qui concerne la théorie des cordes. Son livre a une double ambition : exposer au grand public les accomplissements du modèle standard en physique des particules, puis, par contraste, les raisons pour lesquelles la théorie des cordes doit être considérée comme un échec. Le livre se divise ainsi en deux parties à peu près égales. Dans la première, l’auteur réussit à donner une idée claire de l’histoire du modèle standard et des instruments qui ont permis ses éclatants succès expérimentaux. Il traite aussi longuement des rapports étroits entre physique et mathématiques, en mettant l’accent sur la théorie des groupes et de leurs représentations. À ce stade le lecteur profane en mathématiques risque d’être perdu. Même si Woit s’efforce d’expliquer le plus clairement possible les concepts mathématiques de base de la théorie quantique, on touche ici à l’habituel problème de l’inculture scientifique dont il a déjà été question ici, et qu’aucun livre de vulgarisation, aussi bon soit-il ne saurait combler à lui seul. Le plus ennuyeux est qu’en se privant de recourir à toute équation, même la plus simplette, on reste nécessairement dans le vague et on frustre les lecteurs « mathématiquement lettrés » tout en perdant les autres en chemin. Il me semble que Brian Greene dans « l’univers élégant » avait trouvé un bon compromis en renvoyant les lecteurs avides de précisions mathématiques en annexe. Néanmoins, Peter Woit dresse un tableau enthousiasmant des applications de la théorie quantique des champs en mathématiques, applications qui valurent en particulier une médaille Fields à Edward Witten. Woit insiste ici sur un point : ces applications, bien qu’inspirées de la théorie des cordes n’en sont pas directement issues. Il a raison de souligner que de nombreux mathématiciens, ne faisant pas clairement la distinction, ont attribué à tort ces succès à la théorie des cordes.

J’en viens à la seconde partie de l’ouvrage. Woit montre de façon très convaincante comment la théorie des cordes, ainsi que les extensions supersymétriques du modèle standard, sont devenues au fil du temps de plus en plus complexes et de moins en moins crédibles. En ce qui concerne la supersymétrie, l’idée initiale était de relier entre eux bosons et fermions, chaque particule d’un type de statistique faisant partie d’un couple avec son superpartenaire de l’autre type de statistique. Le problème est qu’aucune des particules connues n’est le partenaire supersymétrique d’une autre. Il faut donc d’abord postuler l’existence d’un superpartenaire pour chaque particule connue, puis imaginer un mécanisme par lequel la symétrie soit brisée à une énergie suffisamment élevée pour que l’on n’ait encore jamais observé de tel couple. Mais ce mécanisme demande de conjecturer encore de nouvelles particules… On voit que l’idée initiale qui était séduisante car elle permettait d’opérer un regroupement au sein du bestiaire des particules élémentaires finit par faire plus qu’en doubler le nombre. En conséquence le nombre de paramètres du modèle standard (une vingtaine) explose dans les versions supersymétriques, atteignant plus d’une centaine. On s’éloigne plus qu’on ne se rapproche d’une théorie unifiée, cohérente et simple. Mais il y a pire, car on s’éloigne aussi de la possibilité de falsifier expérimentalement la théorie. Comme l’énergie à laquelle la supersymétrie est brisée n’est pas connue, tant qu’on ne trouve pas de superpartenaire dans les accélérateur de particules on peut prétendre que c’est parce que l’énergie n’est pas assez grande. En soi la supersymétrie ne répond donc pas au critère de falsification Popperien. Néanmoins, il reste toujours l’espoir qu’une extension supersymétrique du modèle standard soit obtenue comme limite à basse énergie de la théorie des cordes (qui inclut nécessairement la supersymétrie) et que cette dernière fournisse une prédiction de l’échelle d’énergie à laquelle la supersymétrie est brisée. En fait cet espoir s’évanouit car la théorie des cordes se trouve confrontée à des problèmes du même type que la supersymétrie : avalanche de conjectures pour rendre la théorie cohérente et compatible avec ce qu’on sait de l’univers, explosion du nombre de paramètres libres et absence de prédictions. Feynman résuma la situation de façon lapidaire : « Les théoriciens des cordes ne font pas de prédictions, ils font des excuses. ».  Peter Woit expose tous ces problèmes en détails, en particulier l’existence du « paysage » (landscape) paramétrant les différents vides de la théorie. Chacun de ces vides donne lieu à un univers doté de caractéristiques différentes, et leur nombre (au moins 10 à la puissance 500 et peut-être l’infini) interdit toute falsification de la théorie : il y aura toujours au moins un de ces univers compatible avec toute série d’expériences et d’observations humainement réalisable. Pour certains tenant de la théorie des cordes, comme Léonard Susskind, la porte de sortie est l’application du principe anthropique. Peter Woit explique pourquoi cela équivaut à renoncer à faire de la science. Il donne aussi l’exemple d’un intéressant précédent : celui de la théorie du bootstrap, en vogue dans les années 60 et qui fut supplantée par le modèle standard. Ses partisans continuèrent néanmoins à développer la théorie dans un sens de plus en plus éloigné des standards scientifiques, jusqu’à finir dans l’ésotérisme (certains ont peut-être eu l’occasion de voir le livre « Le Tao de la physique » dans le rayon science d’une librairie). Sans aller jusqu’à écrire que c’est nécessairement le destin de la théorie des cordes, Woit le suggère fortement. La conclusion qu’il dresse ne manque pas d’intérêt : après avoir rappelé les grandes lignes de l’affaire Bogdanov, Peter Woit constate que la façon de faire de la physique sans s’encombrer outre mesure de rigueur mathématique qui a été aussi efficace dans les années 50 à 70 alors que les résultats expérimentaux abondaient pour remettre les chercheurs dans le droit chemin n’est plus adaptée à une situation où il n’existe plus aucune expérience de laboratoire inexpliquée dans le cadre des théories actuelles. La poursuite d’un même style de physique au sein de la communauté de la physique des particules a fini par produire une situation où plus personne ne sait exactement ce qui est démontré et ce qui est conjectural, et où certains ont du mal à discerner ce qui a un sens de ce qui n’en a pas le moindre. Le remède consisterait selon Woit à revenir à une réflexion sur les principes ainsi qu’à poursuivre l’élucidation rigoureuse de la structure mathématique du modèle standard.

Le livre de Peter Woit doit être salué comme une entreprise salutaire et courageuse. La dérive non-scientifique et fortement publicitaire de certains théoriciens des cordes devenant manifeste, il était nécessaire que quelqu’un s’attelât à la tâche de la dénoncer, afin que le grand public ne se laisse pas imposer une fausse image de la science qui pourrait aboutir à une défiance généralisée. Il était nécessaire également de dénoncer le monopole de la théorie des cordes sur le marché du travail de la physique théorique, en particulier aux Etats-Unis. On pourra certainement reprocher à Peter Woit d’être parfois injuste envers la théorie des cordes. En effet, même s’il rappelle les applications fructueuses aux mathématiques, il ne fait pas grand cas de la démonstration cordiste de la formule de Bekenstein-Hawking pour l’entropie d’un trou noir, ce qui est au minimum un résultat de cohérence (résultat également atteint par la théorie de la gravité quantique à boucles). Par ailleurs, il serait dommage de dénigrer l’idée des dimensions cachées de Kaluza-Klein, incorporée à la théorie des cordes, qui est sûrement (en tout cas c’est mon opinion) trop belle pour être fausse. Bien sûr, elle devra être correctement interprétée pour servir de base à l’unification des forces. Le travail d’Alain Connes, qui est un lointain cousin non-commutatif de Kaluza-Klein, peut précisément être vu comme le premier exemple d’une telle unification géométrique réussie (au moins dans le secteur euclidien) satisfaisant au principe d’invariance d’arrière-plan. Il aurait mérité d’être cité autrement qu’en passant. Néanmoins, dans l’ensemble Peter Woit évite la partialité, et son livre vient utilement compléter le combat qu’il mène depuis plusieurs années déjà sur internet. Son livre passionnera tous ceux, amateurs comme professionnels, qui portent de l’intérêt à la physique des particules.