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Pourquoi la science dérange

20 Novembre 2005, 16:02pm

Publié par Fabien Besnard

Jean Bricmont fait une observation très pertinente dans la préface du dernier livre de Sokal.

 

            « [Il faut] distinguer deux aspects dans le discours scientifique :

-Un aspect affirmatif, à savoir les assertions faites sur le monde réel par les diverses sciences, à un moment donné de l’histoire.

-Un aspect sceptique, qui consiste à douter de toutes les autres assertions faites sur le monde réel, par qui que ce soit, scientifique ou non scientifique. »

 

 C’est évidemment le second aspect qui dérange, en particulier parce qu’il sape les bases de tous les dogmes et de toutes les croyances. À cet égard « l’affaire Galilée » est une parfaite illustration. L’aspect affirmatif de la théorie de Galilée ne dérangeait pas outre mesure l’Eglise à partir du moment où Galilée acceptait la doctrine de la double vérité : une vérité pour les sciences, une autre pour l’Eglise, la première n’ayant qu’une portée technique, la seconde ayant une portée universelle. Remarquons que ce compromis proposé à Galilée  constituait déjà un recul de la part de l’Eglise. Ce recul avait d’ailleurs été rendu nécessaire par les progrès de la science pré-Galiléenne, la position antérieure de l’Eglise était bien au contraire celle d’une vérité unique, universelle, et contenue toute entière dans la Bible. Le refus de Galilée marque l’entrée dans le monde moderne : la science ne se contente plus d’une vérité subalterne, et ses assertions remettent en cause les autres assertions entrant en contradiction avec elle, y compris celles contenues dans la Bible. Ces remises en cause n’étaient bien sûr qu’implicites du temps de Galilée, mais les autorités ecclésiastiques d’alors avaient bien compris leur potentiel dévastateur, qui ne fit que se confirmer par la suite. La situation semble aujourd’hui inversée par rapport à l’époque de Galilée : bien que les connaissances scientifiques rendent éminemment improbables la grande majorité des assertions contenues dans les textes religieux, quels qu’ils soient, « on » admet l’existence d’une vérité de foi, subjective et personnelle, à côté de la vérité scientifique objective (autant qu’il est possible de l’être) et universelle. Il faut expliquer le « on ». Ce « on » peut représenter la société civile, sécularisée, des sociétés modernes, il peut représenter l’état laïque et ses lois, dont l’origine ne s’encre plus dans le divin mais dans la volonté des citoyens. Ce « on » peut représenter l’Eglise elle-même, qui a dû admettre que certaines assertions bibliques ayant autrefois valeur d’assertions factuelles ne devaient être considérer désormais que comme des paraboles ou des vérités symboliques. Ce « on » peut représenter l’homme dont la raison est éclairée par la science, mais que ses passions poussent à des croyances contradictoires et qui cherche un compromis mental. Potentiellement ce « on » représente donc chaque être humain. Résumons l’évolution historique, quitte à la caricaturer, en trois périodes : 1) une première période, intégralement religieuse, caractérisée par une vérité unique contenue dans la Bible, 2) une période pré-moderne, caractérisée par la doctrine de la double-vérité, avec primauté de la vérité religieuse sur la vérité scientifique dont le caractère purement technique et interne est affirmé, enfin 3) une période moderne caractérisée par une double-vérité avec primauté de la vérité scientifique sur la vérité religieuse dans la sphère publique et affirmation du caractère subjectif et privé des croyances religieuses. Une étape ultérieure se dessine naturellement : l’affirmation d’une vérité scientifique unique et universelle. Ceux qui souhaitent son avènement, ou simplement le prophétisent, sont généralement qualifiés de scientistes, de positivistes bornés, de nouveaux prêtres ou de flics de la pensée. On considère souvent que leur désir secret est de prendre la tête d’un nouvel ordre du monde dans lequel l’intégrisme scientifique remplacerait l’intégrisme religieux. C’est peut-être le cas pour certains, mais sur le plan théorique c’est un non-sens, tout simplement parce qu’il n’y a pas de Vatican de la Science. Une société dans laquelle une vérité scientifique universelle s’imposerait peut sembler a priori symétrique de la société intégralement religieuse, mais en réalité il n’y a pas de symétrie, puisque l’origine de toute vérité, à savoir Dieu dans le premier cas, a été remplacée par le « on » complexe, multiple, changeant, soumis au débat, et fondamentalement démocratique. Une telle société « de phase 4 » pourrait à juste titre être qualifiée de post-moderne, malheureusement le terme a été usurpé par ceux qui voudraient en réalité retourner à la société pré-moderne. Ceci est parfaitement apparent chez Isabelle Stengers, citée également par Jean Bricmont :

 

            « S’il est une date marquant l’origine de ce que nous appelons les sciences modernes, n’est-ce pas celle où Galilée refusa le compromis éminemment rationnel [c’est moi qui souligne] que lui proposait le cardinal Bellarmin […] »

 

Pour les « postmodernes » il importe de remettre la science, la philosophie des Lumières qui lui est intimement liée, et la philosophie du progrès qui en découle, à leur place, c’est-à-dire une place quelconque parmi tous les types de « discours ». Elle perdrait ainsi son pouvoir d’empêcher de penser en rond. Notons que la société qui découlerait de tels principes serait intermédiaire entre les sociétés de période 2 et de période 3, tandis que la préférence des intégristes religieux iraient vers une société de période 2 voire 1. Il s’agirait néanmoins d’une régression très claire, du moins du point de vue de la philosophie du progrès, telle qu’exprimée par Condorcet par exemple, et à laquelle j’adhère. Cette philosophie demande-t-elle l’avènement d’une société de « période 4 » ? Peut-on percevoir les signes d’un tel avènement ? Une telle société est-elle simplement envisageable ? Bien que mon avis ne soit pas totalement tranché, je suis tenté de répondre non aux trois questions. Ce n’est pas le soucis de me dédouaner définitivement de l’épithète de scientiste qui m’amène à cette conclusion, mais l’analyse spinozienne de la psychée humaine qui me conduit à tempérer quelque peu mon progressisme « naïf ». Je tenterai de développer prochainement ce dernier point.

 


 

Mise à jour : Il y a un post intéressant sur cosmic variance sur un sujet similaire.